L’effet protecteur de l’aspirine sur les évènements cardiovasculaires et le cancer du côlon en fonction de la dose administrée et du poids corporel des sujets, ou l’histoire de « Boucle d’or et les trois ours »
« Les faibles doses d'aspirine (75-100 mg) semblent efficaces en termes de prévention cardiovasculaire uniquement chez les sujets dont le poids corporel n’excède pas 70 kg et seraient inefficaces chez 80% des hommes et 50% des femmes dépassant cette limite. Cette influence limitative du poids corporel sur l’efficacité des doses standard d’aspirine a été observée avec la même puissance dans la prévention du cancer colorectal. Inversement, ces mêmes doses d’aspirine seraient non seulement inefficaces mais de surcroit néfaste chez les sujets de petit poids »
Ces conclusions, publiées par Peter M Rothwell et coll. dans le Lancet, suggèrent que le dosage de l’aspirine devrait être ajusté « sur mesure » pour chaque patient.
En médecine, nous savons enfin que chaque patient est un individu à part entière et que les thérapies doivent être adaptées en fonction. Pour autant, quand il s’agit de l’aspirine, la croyance était qu’une dose standard conviendrait à tous.
Aujourd’hui, en disant cela, nous nous rendons compte de l’incongruité de cette affirmation.
N’oublions pas que le traitement par aspirine avait débuté avec de très hautes doses et que nous les avons réduites progressivement afin de diminuer l’effet indésirable hémorragique. Finalement, nous étions convaincus que 75-100 mg étaient suffisants pour obtenir le bénéfice cardiovasculaire (CV) attendu, sans augmenter le risque hémorragique.
En partant du constat que l’aspirine à dose « standard » n’a pas un effet préventif cardiovasculaire optimal, Rothwell et coll. ont émis l’hypothèse d’un sous dosage chez les sujets avec un important volume de distribution et inversement d’un surdosage chez les sujets de petit poids, en mettant en avant une question très simple : est-ce que le poids corporel modifie l’efficacité et les effets secondaires de l’aspirine ?
Les chercheurs ont pris en compte 10 essais thérapeutiques randomisés sur l’utilisation de l’aspirine en prévention primaire, incluant au total 117.279 participants.
Ils ont analysé l'influence du poids corporel et de la taille sur l'effet de l'aspirine à faibles doses (75-100 mg) et à des doses plus élevées (300-325 mg ou ≥ 500 mg). Ils ont ensuite classé ces résultats en fonction de l'âge, du sexe et des facteurs de risque cardiovasculaire des patients, puis validé ces résultats dans une analyse d'essais qui avaient évalué l’aspirine dans la prévention secondaire des accidents vasculaires cérébraux (AVC) (5 essais randomisés sélectionnés).
Ils ont également cherché à déterminer s'il existait un lien de dépendance entre le poids corporel ou la taille et les effets de l'aspirine, sur le risque à long terme (20 ans) de cancer colorectal et le risque à court terme de tous les cancers.
Le poids des participants variait du simple au quadruple avec une médiane entre 60 et 81 kg. Dans la méta-analyse individuelle de ces essais, l’aspirine à faible dose (75–100 mg) réduisait le risque CV chez les sujets de moins de 70 kg (RR : 0,77 ; 95% IC : 0,68–0,87 ; p = 0,0001) mais son efficacité diminuait avec l’augmentation du poids jusqu’à devenir inefficace chez les sujets ≥ 70 kg (RR : 0,94 ; 95%IC : 0,86–1,04 ; p = 0,24). De plus, le risque qu'un premier événement CV conduise au décès était significativement augmenté de 33% pour une faible dose d'aspirine chez les personnes pesant 70 kg ou plus.
Par ailleurs, les auteurs ont constaté qu'une dose excessive d'aspirine au regard du poids des patients pouvait augmenter le risque de mort subite d'origine cardiaque. Ce risque était multiplié par 2,1 pour la dose de 75-100 mg chez les personnes pesant moins de 50 kg, et par 2,3 pour la dose de 500 mg chez celles qui pesaient moins de 90 kg. En revanche, le risque de mort subite d'origine cardiaque n'était pas augmenté pour les poids supérieurs à ce seuil.
Chez les sujets d’un poids inférieur à 50 kg, l’aspirine à faibles doses augmentait la mortalité toute cause confondue (RR : 1,52). Selon les chercheurs, le mécanisme néfaste de l’aspirine lors d’un poids faible est "incertain", mais pourrait s'expliquer par des effets systémiques sur une pathologie sous-jacente, en particulier chez les personnes trop minces.
La meilleure efficacité en termes de prévention CV a été observée chez les sujets dont le poids était entre 50 et 69 kg (RR : 0,75 ; 95 % IC : 0,65-0,85 ; p = 0,001), avec un risque relatif significativement diminué de 25%.
Concernant les fortes doses d’aspirine (> 325 mg), celles-ci étaient efficaces seulement chez les sujets de plus de 70 Kg.
Ainsi, en prévention primaire, la réduction des évènements CV chez les sujets pesant 70 kg ou plus était obtenue avec 325 mg d’aspirine (RR : 0,83, 95 %IC : 0,70-0,98 ; p = 0,028) alors que 500 mg d'aspirine diminuait les événements CV et le taux de décès chez ceux pesant 90 kg et au-delà (RR : 0,52 ; 95 % IC : 0,30-0,89 ; p = 0,017).
En termes de prévention secondaire, l’aspirine à faibles doses réduisait le taux d’AVC chez les femmes contrairement aux hommes mais cet effet devenait non significatif après ajustement au poids. Chez les sujets pesant plus de 70 kg, l'aspirine à faibles doses était associée à une augmentation de la mortalité clinique lors des premiers événements CV (RR : 1,33 ; 95 % IC : 1,08-1,64 ; p = 0,0082).
L’effet de l’aspirine à faibles doses sur les évènements cardiovasculaires n’était pas influencé par l’âge des sujets ou la présence de diabète mais était affaibli chez les fumeurs (p = 0,0026).
Comme attendu, le risque hémorragique était plus important chez les sujets de petit poids et disparaissait seulement chez les sujets de poids important.
Ces résultats ont été confirmés pour la prévention du cancer de colon.
L’aspirine à faibles doses réduisait le risque de cancer colorectal chez les sujets pesant moins de 70 kg (RR : 0,64 ; 95 % IC : 0,50-0,82 ; p = 0,0004) mais non chez ceux pesant 70 kg ou plus (RR : 0,87 ; 95 % IC : 0,71-1,07 ; p = 0,32).
Par ailleurs, l’aspirine 75-100 mg était responsable d’une augmentation des décès toutes causes confondues chez les sujets de moins de 50 kg (RR : 1,52 ; p = 0,031).
Les chercheurs se sont aussi aperçus que, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, chez les participants âgés de 70 ans ou plus, le risque de cancer global à 3 ans était aussi significativement augmenté de 20% par l'aspirine (RR : 1,20 ; p = 0,02), en particulier chez ceux qui pesaient moins de 70 kg (+ 31%) et chez les femmes (+ 44%).
Une faible dose d’aspirine pourrait accélérer la croissance de cancers existants chez les patients de petite taille, en particulier à des âges plus avancés, suggèrent-ils. Par ailleurs, un effet indésirable du salicylate, peut-être exacerbé à des âges plus élevés en raison d’une clairance rénale réduite des métabolites, pourrait accroître la croissance tumorale.
L’aspirine reste la pierre angulaire du traitement antiplaquettaire dans la prévention secondaire des événements ischémiques. Les particularités pharmacodynamiques dans certains groupes de patients remettaient jusqu’à présent en question non pas la substance elle-même, mais le nombre de prises quotidiennes en se basant sur l’hypothèse d’un turn-over plaquettaire augmenté (sujets diabétiques, obèses ou fumeurs). L’implication du turn-over (démontré dans cette étude par le bénéfice réduit de l’aspirine chez les tabagiques) semble accompagner une biodisponibilité réduite chez les sujets les plus corpulents. Ceci est suggéré non seulement par une plus forte diminution de l’efficacité avec le poids ou la taille qu’avec le BMI, mais aussi par l’émoussement de l’efficacité avec les formules à libération prolongée ou pelliculées.
Au-delà de ses limites de sélection non exhaustive des études (études de l’Antithrombotic Trialists’Collaboration, de la base de données collaborative Cochrane ou des revues de la littérature direcctement) avec analyse de 9 études sur les 10 en prévention primaire et 4 sur les 5 en prévention secondaire, des données hétérogènes concernant l’utilisation de l’aspirine standard ou pelliculée, de la validation des résultats dans des essais de prévention secondaire uniquement sur l’AVC et aussi du caractère rétrospectif de cette méta-analyse ne permettant pas le suivi de l’évolution du poids, cette étude souligne l’évidence que "l'approche d'un dosage unique pour tous les patients n'est probablement pas optimale, et qu’une stratégie sur mesure est nécessaire",
Les auteurs mettent en avant le fait que l’adaptation des doses en fonction du poids est déjà acquise pour les traitements anticoagulants et antiplaquettaires administrés par voie intraveineuse mais non pour les traitements antiplaquettaires oraux.
Pour résumer ces données, on pourrait dire que l’aspirine est comme « Boucle d’or et les trois ours » : « ni trop ni trop peu ». Nous devons avoir la posologie juste, « sur mesure », afin d’avoir une réelle efficacité tout en minimisant les effets secondaires.
Des études futures doivent déterminer l’algorithme du dosage en fonction du poids et analyser le bénéfice clinique d’une administration fractionnée dans la prévention des événements ischémiques.
Nous devrions peut-être comprendre quel est le nombre de plaquettes bloquées pour une dose donnée d’aspirine ou quel pourcentage de la dose administrée d’aspirine va atteindre l’enzyme COX 1 dans les cellules tumorales afin de décider de la dose d’aspirine à administrer.
Malheureusement, pour le moment, n’ayant pas les outils de mesure de ces paramètres, nous devrions utiliser la mesure du poids corporel afin d’ajuster au mieux la dose d’aspirine pour chaque patient.