Dix pour cent des grossesses sont compliquées d’HTA, communément appelée HTA gravidique. Une des complications les plus sévères de l’HTA gravidique est la pré-éclampsie, qui associe HTA et protéinurie, débute généralement après la 20ème semaine de grossesse et complique 2% de toutes les grossesses et 4% des premières grossesses. L’HTA gravidique est associée à un risque accru d’évènements cardiovasculaires, majoré en cas de pré-éclampsie. La MVTE contribue également de façon importante à la morbi-mortalité maternelle, avec un risque multiplié par 5 lors de la grossesse. Plusieurs travaux ont suggéré un lien entre maladies cardiovasculaires et maladie veineuse thrombo-embolique (MVTE).
Un risque augmenté de MVTE a notamment été associé à la pré-éclampsie, bien qu’il y ait peu d’études disponibles. En revanche, le risque à long terme de MVTE associé à la pré-éclampsie n’est pas connu et celui de MVTE associé à l’HTA gravidique seule n’est pas clairement établi. L’objectif de cette étude était d’établir le risque de MVTE associé à l’HTA gravidique avec ou sans pré-éclampsie, lors de la grossesse et dans les années suivantes.
METHODES
Cette étude de cohorte néerlandaise a été réalisée à partir d’un registre national (Dutch Perinatal Registry) renseigné par les médecins généralistes, les sages-femmes, les gynécologues et les pédiatres et a inclus toutes les femmes ayant accouché au moins une fois (grossesse > 22 SA, poids de naissance > 500g) entre 1999 et 2012, avec une date de naissance et un code postal valides afin de détecter les doublons. L’HTA gravidique était définie par une PAD ≥ 90 mmHg sur au moins une mesure, sans protéinurie ≥ 300 mg/24h ; la pré-éclampsie par une PAD ≥ 90 mmHg sur au moins une mesure, avec protéinurie ≥ 300 mg/24h. Le groupe contrôle comprenait les patientes avec une grossesse non compliquée et une PAD < 90 mmHg durant toute la grossesse. Le choix de la PAD seule comme critère diagnostic était dicté par les informations incomplètes concernant la PAS.
Les données du registre péri-natal ont été reliées avec celles des cliniques d’anticoagulants, qui prennent en charge tous les patients traités par AVK (48 cliniques participantes sur 49). Etaient renseignés pour toutes les patientes nées après 1949 (avec une date de naissance et un code postal valides) : la localisation (TVP, EP, TVP+EP) et le caractère initial ou récidivant de la MVTE, la date du diagnostic et du début de traitement. Le diagnostic de TVP était posé par écho-Doppler, celui d’EP par angioscanner ou scintigraphie de ventilation/perfusion.
Etaient exclues de l’étude les patientes avec données manquantes et avec antécédent de MVTE.
RESULTATS
Les données de 1919918 femmes avec une première grossesse dans le registre péri-natal ont été reliées avec celles des 36175 femmes traitées par AVK pour MVTE. La durée de suivi moyen a été de 13.7 ans ; 5759 événements thrombo-emboliques veineux (ETEV) sont survenus au cours du suivi, soit une incidence de 2.3 (IC 95, 2.3-3.4) / 10.000 patientes-années. Les grossesses non compliquées représentaient 84.6% des cas. Les grossesses étaient compliquées d’HTA chez 13.8% des patientes (n=264135) et de pré-éclampsie chez 1.6% d’entre elles (n=30934). Les trois groupes étaient comparables en termes d’âge (29 ans) et de nombre de grossesses antérieures (1), mais différaient en termes d’origine ethnique (moins de femmes d’origine néerlandaise dans le groupe des grossesses non compliquées).
Ont été analysés :
Le risque de MVTE au cours de la 1ère grossesse (avec post-partum de 3 mois) :
Groupe |
Femmes (n) |
1er ETEV (n) |
Incidence pour 10 000 personnes-années (IC 95%) |
Risque absolu pour 1000 grossesses (IC 95%) |
HR* (IC 95%) |
Grossesses non compliquées |
1663307 |
544 |
3.3 (3.0-3.6) |
0.3 (0.3-0.3) |
1 |
HTA gravidique |
230331 |
135 |
5.9 (4.9-6.9) |
0.6 (0.5-0.7) |
2.0 (1.7-2.4) |
Pré-éclampsie |
26280 |
31 |
11.8 (8.0-16.7) |
1.2 (0.8-1.7) |
7.8 (5.4-11.3) |
Le risque de MVTE au cours du suivi complet :
Groupe |
Femmes (n) |
1er ETEV (n) |
Incidence pour 10 000 personnes-années (IC 95%) |
HR* (IC 95%) |
Grossesses non compliquées |
1624849 |
4491
|
2.1 (2.0-2.2) |
1 |
HTA gravidique |
2164135 |
1085 |
3.1 (2.9-3.3) |
1.5 (1.4-1.6) |
Pré-éclampsie |
30934 |
183 |
4.3 (3.7-5.0) |
2.1 (1.8-2.4) |
Le risque de MVTE au cours du suivi complet en dehors des périodes de grossesse et de post-partum :
Groupe |
Femmes (n) |
1er ETEV (n) |
Incidence pour 10 000 personnes-années (IC 95%) |
HR* (IC 95%) |
Grossesses non compliquées |
1624849
|
3656 |
1.7 (1.6-1.8) |
1 |
HTA gravidique |
264135 |
822 |
2.3 (2.2-2.5) |
1.4 (1..3-1.5) |
Pré-éclampsie |
30934 |
114 |
3.7 (3.0-4.4) |
1.6 (1.4-2.0) |
*Ajusté pour le nombre de grossesses antérieures, l’âge et l’ascendance.
DISCUSSION
Dans cette étude, les femmes qui présentent des complications hypertensives au cours de la grossesse, et particulièrement celles qui font une pré-éclampsie, ont un risque de MVTE plus élevé au cours de la grossesse et dans les 13 années qui suivent. Pour les auteurs, l’étude supporte l’hypothèse d’une prédisposition aux maladies cardiovasculaires, incluant le risque thrombo-embolique veineux, des femmes présentant des complications hypertensives au cours de leur grossesse.
Les points forts de l’étude sont la taille de l’échantillon, incluant la presque totalité des grossesses aux Pays-Bas, et l’utilisation de critères clinico-biologiques permettant de différencier HTA gravidique et pré-éclampsie.
Parmi les limites de l’étude, les ETEV ont pu être sous-estimés, notamment en dehors des périodes de grossesses (les patientes enceintes traitées par HBPM ne font souvent pas de relais AVK en post-partum ; patientes décédées avant inclusion). Les évènements cardiovasculaires n’ont pas été recueillis (AVC, IDM, décès), mais l’incidence de ces évènements est très faible dans la population des femmes néerlandaises âgées de 20 à 45 ans, ce qui correspond à l’âge de la majorité des patients incluses. La définition de l’HTA gravidique ne correspond pas à la définition adoptée dans les recommandations (PAS > 140 mmHg et/ou PAD > 90 mmHg en au moins 2 occasions séparées de 4heures), aboutissant à une sur-estimation du nombre de patientes hypertendues, mais donc à une sous-estimation potentielle de l’effet. Enfin, le nombre des facteurs confondants est limité (pas de renseignement sur une thrombophilie ou sur l’obésité).
Les résultats de cette étude sont en phase avec ceux d’études précédentes concernant l’augmentation du risque de MVTE au cours de la grossesse et du post-partum en cas de pré-éclampsie. Ils mettent en lumière également l’augmentation du risque chez les femmes enceintes hypertendues.
La physiopathogénie n’est pas bien connue, faisant intervenir la dysfonction endothéliale, l’activation plaquettaire, un état pro-coagulant et pro-inflammatoire, le relargage de pièges extracellulaires des neutrophiles (NETs), tous phénomènes associés à la pré-éclampsie, expliquant l’augmentation du risque TEV à court terme. L’augmentation du risque à long terme est une donnée nouvelle. Une cohorte rétrospective danoise avait montré en 2015 que les femmes enceintes aux antécédents de MVTE avaient un risque plus élevé de faire une pré-éclampsie que les femmes enceintes sans antécédent TEV (RR = 1.5 [IC95, 1.3-1.8]) (Hansen). Les auteurs en déduisaient que, soit il existe une prédisposition commune aux risques de pré-éclampsie et de MVTE, soit c’est l’apparition de la pré-éclampsie qui entraine l’augmentation du risque TEV.
Si le risque TEV reste faible à l’âge de ces patientes, en dehors des périodes de grossesses, les auteurs suggèrent de considérer l’HTA et la pré-éclampsie dans les modèles d’évaluation du risque TEV, notamment pour la prévention des situations à risque élevé.
COMMENTAIRES
Comme les auteurs le précisent dans les limites de l’étude, les évènements thrombo-emboliques veineux lors de la première grossesse ont été très probablement sous-estimés. L’incidence de la MVTE dans cette population femmes néerlandaises y est en effet particulièrement faible (0.33‰), alors que l’incidence moyenne varie de 0.5 à 5.4‰ (1,2). Ce taux représente par exemple la moitié de celui de l’ensemble de la population féminine âgée 20 à 39 ans retrouvé dans l’étude bretonne EPI-GETBO (Groupe d’Etude de la Thrombose de Bretagne Occidentale) (0.62‰), alors que la grossesse multiplie le risque par 5 à 10 (1).
Dans la littérature, le risque de MTEV associé à la pré-éclampsie est multiplié par 2.2 à 5 lors de la grossesse (3,4), en comparaison des femmes enceintes sans pré-éclampsie. Comme chez les femmes enceintes non hypertendues, le risque semble prévaloir dans le post-partum (5, 6).
Si Van Walraven et al concluaient en 2003 dans le BMJ que l’augmentation modérée du risque ne justifiait pas à elle seule une thrombo-prophylaxie au cours de la grossesse (4), il semble pertinent d’envisager d’intégrer ce facteur dans les scores de prévention du risque TEV développés pour la grossesse. A noter qu’une méta-analyse de Bellamy et al. en 2007 avait déjà montré un risque majoré d’ETEV chez les patientes avec antécédent de pré-éclampsie (RR = 1.79 [IC 1.37-2.33] sur un suivi moyen de 4.7 ans) (7). Dans l’une des 3 études incluses, le risque était associé avec la gravité de la pré-éclampsie.
S’il est bien établi que l’HTA et la pré-éclampsie sont associées à un risque accru de maladies cardiovasculaires et notamment d’AVC lors de la grossesse et le post-partum, le risque persiste bien au-delà, même en cas de normalisation tensionnelle. Une méta-analyse récente avait conclu à un risque multiplié par 2 de coronaropathie, d’AVC et de décès cardiovasculaires, et multiplié par 4 d’insuffisance cardiaque, le risque étant majoré dans les 10 premières années suivant la grossesse (8).
La prise en charge du risque cardiovasculaire chez la femme est mise en exergue depuis quelques années. A la lumière de cette nouvelle étude, le questionnement systématique de nos patientes sur leurs antécédents gynéco-obstétricaux semble particulièrement utile, afin de mieux préciser leur risque cardiovasculaire et thrombo-embolique veineux.
Références
- Bates SM, Middeldorp S, Rodger M, James AH, Greer I. Guidance for the treatment and prevention of obstetric-associated venous thromboembolism. J Thromb Thrombolysis. 2016;41(1):92-128. (téléchargement libre)
- Ewins K, Ní Ainle F. VTE risk assessment in pregnancy. Res Pract Thromb Haemost. 2019;4(2):183-192. (téléchargement libre)
- Virkus RA, Løkkegaard E, Lidegaard Ø, et al. Risk factors for venous thromboembolism in 1.3 million pregnancies: a nationwide prospective cohort. PLoS One. 2014;9(5):e96495. Published 2014 May 2. (téléchargement libre)
- van Walraven C, Mamdani M, Cohn A, Katib Y, Walker M, Rodger MA. Risk of subsequent thromboembolism for patients with pre-eclampsia [published correction appears in BMJ. 2003 Jun 21;326(7403):1362]. BMJ. 2003;326(7393):791-792. (téléchargement libre)
- Jacobsen AF, Skjeldestad FE, Sandset PM. Incidence and risk patterns of venous thromboembolism in pregnancy and puerperium–a register-based case-control study. Am J Obstet Gynecol. 2008;198:233.e1–233.e7.
- Lindqvist P, Dahlbäck B, Marŝál K. Thrombotic risk during pregnancy: a population study. Obstet Gynecol. 1999;94(4):595-599.
- Bellamy L, Casas JP, Hingorani AD, Williams DJ. Pre-eclampsia and risk of cardiovascular disease and cancer in later life: systematic review and meta-analysis. BMJ. 2007;335(7627):974. (téléchargement libre)
- Wu P, Haththotuwa R, Kwok CS, et al. Preeclampsia and Future Cardiovascular Health: A Systematic Review and Meta-Analysis. Circ Cardiovasc Qual Outcomes. 2017;10(2):e003497. (téléchargement libre)