Aspirine en prévention primaire des événements cardiovasculaires en population générale et en particulier chez le sujet diabétique.

Titre original : 
Aspirin for Primary Cardiovascular Risk Preventionand and Beyond in Diabetes Mellitus.
Titre en français : 
Aspirine en prévention primaire des événements cardiovasculaires en population générale et en particulier chez le sujet diabétique.
Auteurs : 
Capodanno D, Angiolillo DJ.
Revue : 
Circulation. 2016 Nov 15;134(20):1579-1594.

Traductions & commentaires : 
Iléana DESORMAIS.



INTRODUCTION

Le traitement par aspirine à faible dose a fait la preuve de son bénéfice en prévention secondaire cardiovasculaire (CV), bénéfice nettement supérieur au risque hémorragique dû au traitement. Son utilisation en prévention primaire reste néanmoins très controversée. L’effet bénéfique de réduction des événements CV sévères semble être contrebalancé par le risque accru de saignement. Parallèlement, chez les populations à très haut risque cardiovasculaire (ex. les sujets diabétiques) le traitement par aspirine en prévention primaire pourrait être justifié.
En partant des aspects pharmacologiques et des particularités d’action de l’aspirine chez le sujet diabétique comparé au sujet non diabétique, cette revue de la littérature se penche sur le rôle de cette molécule en prévention primaire CV en population générale et chez le sujet diabétique en particulier.


MECANISME D’ACTION DE L’ASPIRINE

Après ingestion, la forme à libération immédiate est absorbée complètement et rapidement par diffusion passive à travers la muqueuse gastroduodénale. Sa biodisponibilité (le taux de produit qui atteint la circulation sanguine sous forme inchangée) dépend de la dose administrée, la présence ou non des aliments dans le tube digestif lors de la prise et du pH gastrique. Comparée à la forme à libération immédiate, la forme « gastro-résistante » (pelliculée) est irrégulièrement absorbée à travers la muqueuse gastro intestinale ce qui lui confère une biodisponibilité plus faible.
Le pic plasmatique pour la forme à libération immédiate est atteint en 30-40 minutes après ingestion et en 3-4 heures pour la forme pelliculée. La demi-vie de l’aspirine est de seulement 15-20 minutes (fenêtre d’exposition des plaquettes à l’aspirine courte) mais l’effet antiplaquettaire dure 7-10 jours (la durée de vie des plaquettes exposées à l’aspirine) car le mécanisme d’inhibition des plaquettes est irréversible.

Bien que fabriquée depuis 1899, il a fallu environ 60 ans pour décrire et utiliser ses effets antithrombotiques en tant qu’antiplaquettaire. En fonction de la dose administrée, l’aspirine bloque irréversiblement l’activité de la cyclo-oxygénase (COX-1 si faible dose, COX-2 à la dose antalgique) ce qui inhibe la production de thromboxane A2 (TXA2) et de prostacycline (PGI2) (Figure 1, cf LMV papier). En bloquant la synthèse de TX A2, l’aspirine inhibe l’activation et l’agrégation plaquettaire. Les faibles doses d’aspirine n’ont pas d’effet mesurable sur la COX2 et par conséquences sur les fonctions vasculaires de la PGI2. Ainsi, l’aspirine augmente le risque d’hémorragie gastrointestinale par deux mécanismes : inhibition plaquettaire comme conséquence de l’inhibition du TXA2 et inhibition dose-dépendante de la cytoprotection gastro-intestinale par la PGI2. Lors de l’administration au long cours, les doses standard de 75-100 mg sont nettement supérieures à la dose minimale nécessaire pour l’inhibition plaquettaire via la COX1 ce qui explique la variabilité de réponse et de saignement inter-individus. Aussi, lors de l’administration d’aspirine aux doses antalgiques (fortes doses), le risque d’apparition de nouvelles lésions gastriques ou d’aggravation des lésions préexistantes est multiplié par 4 voire par 10. L’utilisation des anti-sécréteurs (ex. les inhibiteurs de pompe à protons) diminue ce risque.

INTERACTIONS MEDICAMENTEUSES 


L’utilisation concomitante des inhibiteurs de la COX 1 (ex. anti-inflammatoires non stéroïdiens - AINS - tels que l’ibuprofène et le naproxène) exercent un effet compétitif sur l’acétylation irréversible des plaquettes par l’aspirine. Cette interaction pharmacodynamique ne se produit pas avec les AINS COX2 sélectifs (“coxibs”). L’utilisation simultanée des AINS et de l’aspirine, même de courte durée, augmente autant le risque de saignement que d’événement thromboembolique. En ce sens, l’association doit être absolument évitée, tout particulièrement avec l’ibuprofène et le naproxène, et une protection gastrique doit être mise en place.

RESISTANCE A L’ASPIRINE

Au cours de ces dernières années nous avons assisté à de nombreux débats sur la fréquence de la prétendue “résistance à l’aspirine” tout particulièrement chez les sujets diabétiques. Cependant, la résistance à l’aspirine (définie comme l’incapacité de l’aspirine à inactiver complètement la COX1 plaquettaire) s’avère être un phénomène inexistant. L’hypothèse de la résistance à l’aspirine est due au fait qu’un certain nombre d’études ont décrit « l’effet plaquettaire de l’aspirine » par des méthodes non spécifiques sans particulièrement mesurer l’activité COX1 des plaquettes exposées. Ainsi, les sujets diabétiques qui présentent un phénotype plaquettaire hyper réactif, peuvent présenter une réactivité plaquettaire résiduelle importante malgré la dose d’aspirine administrée. Dans ce cas, l’action d’inhibition plaquettaire de l’aspirine sur la COX1, n’est pas « absente » mais « quantitativement insuffisante ». Les plaquettes du sujet diabétique semblent présenter une adhésion, une activation et une agrégation accrues comparées aux sujets non diabétiques. De même, une érythropoïèse accélérée caractérise les diabétiques. Le turnover de ces plaquettes hyper réactives est plus important et la « fenêtre d’exposition à l’aspirine » sus mentionnée (30-40 mn si prise unique quotidienne) devient insuffisante pour cibler une proportion suffisante des plaquettes. Le scénario initial proposant l’augmentation de la dose d’aspirine afin de « pallier » à cette « résistance à l’aspirine » a été écarté car les doses plus fortes auraient un effet inhibiteur sur la synthèse de PGI2 augmentant ainsi les effets adverses du médicament (hémorragie intracrânienne et gastro-intestinale) sans bénéfice certain.

Récemment, la Food and Drug Administration a approuvé la forme à libération prolongée de 162.5 mg d’aspirine (Durlaza, New Haven Pharmaceuticals, Inc.) conçue pour un effet plus « soutenu » sur 24h (fenêtre d’exposition plus longue). Son efficacité en prévention CV chez les sujets diabétiques reste à être prouvée. La deuxième solution serait l’administration de faibles doses d’aspirine, deux fois par jour, afin de permettre deux fenêtres d’exposition plaquettaire durant la journée. Chez les sujets diabétiques coronaropathes, l’administration deux fois par jour a fait la preuve d’une meilleure inhibition plaquettaire comparée à l’administration en une seule prise. Néanmoins, les résultats cliniques des améliorations dans la prévention primaire CV chez le diabétique n’ont pas été encore prouvées. Chez les sujets non diabétiques, dans la majorité des cas, la résistance à l’aspirine définie selon l’activité COX1 spécifique est due aux interactions médicamenteuses ou à l’absorption incomplète (le plus fréquemment dans le cas des forme pelliculées) et surtout à la mauvaise compliance du sujet.

 

ASPIRINE ET PREVENTION PRIMAIRE CARDIOVASCULAIRE

Quinze études cliniques randomisées, effectuées entre 1988 et 2014, ont investigué l’impact de l’aspirine en prévention primaire CV. La population étudiée reste très hétérogène : 3 études ont inclus des sujets sains, 6 des sujets avec des facteurs de risque CV (FDRCV), 4 des sujets avec athérosclérose asymptomatique et 2 des sujets avec un terrain prothrombotique. L’Antithrombotic Trialists (ATT), méta-analyse des études conduites entre 1988 et 2005 seulement sur des sujets en prévention primaire, démontrait une diminution de 12% du décès CV, de l’infarctus du myocarde (IDM) ou de l’accident vasculaire cérébral (AVC) comme critère de jugement composite. Cette diminution est comparée à
celle de 19% en prévention secondaire mais la diminution du risque absolu reste nettement inférieure (0,07% en prévention primaire vs 1,49% en prévention secondaire).Ceci correspondrait à 1492 sujets à traiter en prévention primaire et 67 sujets en prévention secondaire afin d’éviter un événement. Depuis la publication de l’ATT, quatre autres études randomisées sur la prévention CV primaire ont été publiées : POPADAD (Prevention of Progression of Arterial Disease and Diabetes), JPAD (Japanese Primary Prevention of Atherosclerosis With Aspirin for Diabetes), AAA (Aspirin for Asymptomatic Atherosclerosis) et le JPPP (Japanese Primary Prevention Project). Même si focalisées sur la prévention primaire, ces études ont inclus des sujets à plus haut risque CV que l’ATT (FDRC V pré existants et AOMI). Aucune des quatre n’a apporté des résultats en faveur de l’utilisation de l’aspirine en prévention primaire. Sept autres méta-analyses sont venues compléter les résultats de l’ATT. Globalement elles rapportent une diminution relative de 1 à 13% des événements CV dont 19-22% de réduction de l’ID M. La réduction du taux de mortalité a parfois été retrouvée statistiquement significative mais modeste alors que le risque de saignement s’est avéré accru (33 à 43% en plus d’AVC hémorragiques, 55-69% d’hémorragies majeures, 29- 64% de saignements digestifs). Ce risque hémorragique semble être tout particulièrement accru (x 5) chez les sujets à plus haut risque CV comparé aux sujets à bas risque.

Au final, une revue de la littérature de 27 études et méta-analyses a conclu à une « balance bénéfice-risque correcte en faveur de l’aspirine en prévention CV primaire » chez les sujets à risque CV haut et modéré. Le bénéfice de l’aspirine étant défini comme la diminution de la mortalité totale, il semblerait que le traitement par aspirine permettrait d’éviter 33 à 46 décès chez 100000 sujets /année, comparé au placebo.

 

ASPIRINE ET PREVENTION PRIMAIRE CARDIOVASCULAIRE CHEZ LE SUJET DIABETIQUE

Les populations étudiées restent hétérogènes. La métaanalyse ATT sur la population générale ne s’est pas focalisée particulièrement sur le sujet diabétique. Dans l’étude ETDRS (Early Treatment Diabetic Retinopathy Study), la moitié des sujets étaient en prévention secondaire et aucune analyse spécifique sur la prévention primaire n’a été effectuée. L’étude POPADAD a inclus des sujets avec pathologies CV asymptomatiques (ex : IPS < 0,9) et aucune différence n’a été retrouvée concernant la réduction des éventements CV fatals ou d’AVC. L’étude JPAD, focalisée sur le sujet diabétique mais seulement diabète de type II, n’a pas démontré de réduction significative des événements CV (fatals ou non). La méta-analyse la plus récente incluant ces dernières trois études ainsi que sept autres dans lesquels les sujets diabétiques étaient majoritaires, a conclu à une réduction de 10% des événements CV sévères sans significativité statistique ; 16% et 14% de réduction des IDM et des AVC mais au prix d’une multiplication par deux des saignements gastro-intestinaux.

RECOMMANDATIONS

Les différentes recommandations et guidelines sont résumés dans le Tableau 1 (cf LMV papier). Les conclusions conflictuelles reflètent la sélection différente des preuves scientifiques et surtout leur date de publication. Les guidelines 2016 de l’European Society of Cardiology (ESC), tout comme les recommandations conjointes ESC / European Association for the Study of Diabetes 2013, ne recommandent pas l’aspirine en prévention primaire. Parallèlement, l’American Diabetes Association (ADA) 2016, l’American Heart Association (AHA) et l’American College of Cardiology (ACC) 2010, recommandent une approche par niveau de risque CV du sujet diabétique. Le traitement par aspirine en prévention primaire CV y est justifié si le risque individuel CV est estimé à plus de 10% à 10 ans et ceci en l’absence de risque hémorragique accru. Cette approche par risque est aussi soutenue par l’American College of Chest Physicians et l’U.S. Preventive Services Task Force (USPSTF). Le risque CV est pris en compte au-delà de l’âge de 50 ans indépendamment de la présence ou non du diabète (Tableau 2, cf LMV papier). Le High Bleeding Risk (risque hémorragique élevé) est défini par des antécédents d’hémorragie sans cause réversible ainsi que par l’utilisation concomitante de médicaments à risque hémorragique. L’argument contre l’utilisation de l’aspirine en prévention primaire reste l’augmentation du risque d’hémorragie même si celle-ci ne semble pas avoir toujours une significativité statistique. Il ne faut pas néanmoins oublier que, dans les différentes études, les sujets à haut risque hémorragique ne sont pas inclus au même titre que les sujets âgés. Ces biais de sélection rendent les résultats statistiques moins représentatifs des événements dans la population générale. Les arguments pour se résument au fait qu’une hémorragie majeure non fatale reste préférable à un IDM ou un AVC non fatals et que selon des donnés globales on observe une tendance à la réduction des événements CV. D’autres études semblent également suggérer que l’aspirine aurait un rôle dans la prévention de la maladie thromboembolique veineuse, du cancer colorectal (après dix ans de traitement) ainsi que de la démence. Ces hypothèses restent à être démontrées par des études randomisées spécifiques.

PERSPECTIVES

Quatre études randomisées sur le rôle de l’aspirine en prévention primaire sont en cours. Trois sont en double aveugle : ARRI VE (Aspirin to reduce risk of initial vascular event), ASPREE (Aspirin in reducing events in the elderly) et ASCEND (A study of cardiovascular events in diabetes). La quatrième, ACCEPT-D (Aspirin and simvastation combination for cardiovascular event prevention trial in diabetes) est une étude ouverte.

CONCLUSIONS

Le bénéfice de l’aspirine chez les sujets avec des antécédents CV dépasse largement le risque hémorragique encouru. Ceci rend le traitement par aspirine en prévention secondaire incontournable. Le bénéfice en prévention primaire reste discutable compte tenu du risque hémorragique associé. Si la décision d’un traitement en prévention primaire est retenue (justifié par la stratification individuelle du risque CV), l’aspirine devrait être prescrite à faibles doses (75-100 mg), de préférence sous forme non pelliculée (meilleure biodisponibilité), avec deux prises quotidiennes chez les sujets à haut turn-over plaquettaire (ex. diabétiques) et avec prescription concomitante des IPP chez les sujets à haut risque d’hémorragie gastrointestinale. L’utilisation concomitante des AINS est à proscrire. L’argument pour la mise en place du traitement en prévention primaire doit être l’estimation du risque CV et la présence isolée d’un diabète ne doit pas être un argument suffisant.

 

COMMENTAIRES

Cette revue de la littérature permet
1/ d’analyser et de mettre en perspective de manière plus concrète les différents biais et limites des études réalisées jusqu’à présent ;
2/ une remise en question et une explication claire des différentes hypothèses émises concernant l’aspirine et son (in)efficacité ;
3/ un résumé utile des recommandations en cours.
Quelques bémols concernant l’application de la décision thérapeutique par stratification du risque CV. Sans plus d’explications, on en déduit l’utilisation du score de Framingham avec ses limites d’application dans la population européenne. Une envie de connaître plus en détail la définition du critère de jugement principal : événements CV « sévères ».