CONTEXTE
L’aspirine est recommandée dans la prise en charge des patients présentant une artériopathie oblitérante des membres inférieurs (AOMI) symptomatique et plus particulièrement ceux en ischémie chronique menaçante (ICM) des membres inférieurs [2]. Dans l’AOMI, l’aspirine permet une réduction du risque d’évolution péjorative de la pathologie et notamment du recours à l’amputation dans les formes évoluées. Cependant, s’agissant de l’ischémie chronique menaçante, l’utilisation des anti-plaquettaires, notamment après revascularisation, est très hétérogène en fonction des équipes et des techniques utilisées (angioplastie, pontage etc…). Par ailleurs, les anti-plaquettaires majorent le risque hémorragique notamment chez les personnes âgées plus souvent victimes des formes évoluées d’AOMI. S’agissant de la double anti agrégation plaquettaire (DAAP), les essais précédents, notamment CHARISMA, ayant comparé aspirine+clopidogrel vs aspirine seule chez les patients vasculaires en dehors du stenting coronarien, ont montré un excès d’évènements hémorragiques de cette combinaison conduisant à ne pas la recommander chez les patients souffrants d’AOMI incluant ceux en ICM. C’est plus récemment dans les essais COMPASS et VOYAGER que la combinaison d’une faible dose d’aspirine (100 mg) et de rivaroxaban (2.5 mgx2) a montré une efficacité en termes de réduction des MACE (major adverse cardiovascular events) et des MALE (major adverse lower extremities events) chez des patients coronariens et/ou souffrant d’AOMI (COMPASS) ou artériopathes revascularisés (VOYAGER). Les études ayant évalué spécifiquement les inhibiteurs de P2Y12 (clopidogrel ou prasugrel) sont peu nombreuses. Il faut rappeler les résultats de l’essai « historique » CAPRIE qui avait comparé chez des patients coronariens, artériopathes ou aux antécédents d’accidents vasculaire cérébraux, 75 mg d’aspirine à 75 mg de clopidogrel montrant seulement dans le groupe des artériopathes un bénéfice de la prescription du clopidogrel sur les MACE. De fait, c’est le clopidogrel qui est recommandé dans le traitement de l’AOMI préférentiellement à l’aspirine selon les recommandations 2017 de la Société Européenne de Cardiologie [3]. Plus récemment, l’essai EUCLID comparant le ticagrelor, un autre antagoniste du récepteur plaquettaire P2Y12, au clopidogrel dans l’AOMI, s’est avéré négatif ne démontrant pas de supériorité de ce nouvel AAP. Au chapitre des limites à l’utilisation préférentielle du clopidogrel dans l’AOMI, citons l’hétérogénéité de la réponse pharmacologique expliquée par des polymorphismes d’une protéine impliquée dans l’absorption intestinale du clopidogrel, de divers cytochromes hépatiques nécessaires à son activation et du récepteur plaquettaire P2Y12. Cette hétérogénéité de la réponse antiplaquettaire a bien été démontrée dans la pathologie coronarienne pouvant conduire chez les mauvais répondeurs à une augmentation des doses. Encore faut-il pouvoir dépister ces patients ce qui ne relève pas de la pratique courante (test VASP). Ces résultats expliquent que peu d’études se soient intéressées au bénéfice de l’utilisation du clopidogrel chez les patients souffrant d’AOMI au stade d’ischémie chronique menaçante de membre. En 2019, un consortium de spécialistes venant de sociétés savantes de chirurgie vasculaire (Society for Vascular Surgery (SVS) – European Society for Vascular Surgery (ESVS) – World Federation of Vascular Surgery), a émis des recommandations pour la prise en charge post-revascularisation des patients en ICM préconisant une double anti agrégation plaquettaire (aspirine + clopidogrel) au minimum pendant 1 mois après une revascularisation endovasculaire infra-inguinal puis une antiagrégation plaquettaire simple par aspirine [4]. Ces recommandations contre indiquaient l’utilisation d’une double anti-agrégation plaquettaire au long cours en raison du risque hémorragique majoré chez ces patients.
OBJECTIF DE L’ETUDE ET RESULTATS
L’objectif de l’étude discutée dans ce commentaire était de comparer, chez des patients subissant une intervention endovasculaire des membres inférieurs pour ICM, l'impact de la monothérapie par aspirine ou par antagoniste du P2Y12 (clopidogrel) et de la DAAP sur la survie globale, la fréquence des amputations majeures et la survie sans amputation. Il s’agit d’une étude rétrospective qui a utilisé les données d’un registre nord-américain le « Vascular Quality Initiative (VQI) registry », compilant chez des patients artériopathes, les données démographiques, les comorbidités, les traitements en place et ceux introduits, les indications de revascularisation et la nature des revascularisations. Dans la présente étude les critères d’inclusion étaient les suivants : patients en ischémie chronique menaçante de membre (pas de définition dans l’article) pris en charge par procédure de revascularisation endovasculaire infra-inguinale. Ces critères excluaient la claudication ou l’ischémie aiguë, les données procédurales et/ou de suivis manquantes. La période d’inclusion s’est étendue du 04/2010 au 06/2017 et le suivi minimal était de 3 ans. Un collectif de 11503 patients a été inclus représentant 12433 membres revascularisés. Il y avait 56.8% d’hommes et l’âge moyen était de 68.3 ans.
Les patients ont été classé dans 4 groupes en fonction de l’utilisation d’antiplaquettaires au moment du dernier suivi à long terme documenté : pas d’AAP, aspirine seule, clopidogrel seul et DAAP. Les auteurs ont ensuite comparé l’aspirine vs clopidogrel seul et aspirine vs DAAP. L’âge moyen était de 68,3 ans (56,8% d’homme).
Voici les principales caractéristiques cliniques des patients :
|
Pas d’AAP 1411 |
Aspirine 3618 |
Clopidogrel 1561 |
DAAP 4913 |
Hommes |
56.7% |
59% |
53% |
56% |
Age > 80 |
24% |
21.5% |
22% |
17% |
Les résultats de l’analyse univariée montrent une amélioration du critère survie globale pour l’aspirine seule, le clopidogrel seul et la DAAP d’évaluation par rapport à l’absence de traitement (p=0,003). Il n’y a pas de différence significative pour le clopidogrel seul versus aspirine seule (p=0,07). Il n’y a pas de différence significative entre DAAP et clopidogrel seul (p=0,81). Les résultats étaient les mêmes pour la survie sans amputation. La fréquence des amputations majeures était significativement réduite par le clopidogrel seul et la DAAP par rapport à l’aspirine seule et l’absence de traitement (p<0,001). Parallèlement, le clopidogrel seul était associé à une amélioration de ce critère par rapport à l’aspirine seule (p=0,006) et la DAAP par rapport au clopidogrel seul (p=0,02).
Un ajustement a été réalisé par la construction d’un score de propension permettant de « matcher » dans chacun des groupes les patients qui se ressemblaient sur le plan de leur caractéristiques pathologiques. Après ajustement, seul le clopidogrel a montré une amélioration significative en comparaison avec l’aspirine seule sur l’ensemble des éléments du critère composite : survie globale (clopidogrel 87.8% vs ASA 85.5%, p = 0.026; HR 0.82 (0.68-0.98), p = 0.03) ; survie sans amputation (clopidogrel 79.6% vs ASA 74.8%, p < 0.001 ; HR 0.75 (0.65-0.86), p < 0,001) ; absence d’amputation majeure (clopidogrel 89.5% vs ASA 86.8%, p = 0.013 ; HR 0 .74 (0.60-0.91); p = 0.004). Il n’y avait pas de différence significative entre P2Y12-I seul et DAAP.
DISCUSSION
Cette étude montre que la monothérapie AAP utilisant le clopidogrel pourrait être une option intéressante de traitement à long terme chez les patients atteints d’ischémie chronique menaçante de membre et peut être plus appropriée que le traitement de référence par aspirine sur les critères de survie et de risque d’amputation. Il s’agit cependant d’une étude rétrospective sans randomisation avec un évident biais de sélection (exclusion des patients avec absence de données procédurales par exemple) et d’attribution des traitements qui n’était pas randomisée mais représentait le choix du prescripteur. Dans cette étude, les éventualités d’arrêts ou changements de traitements n’ont pas été prises en compte. Il y a vraisemblablement eu des cross over de traitements. Il n’y avait pas d’intégration du risque hémorragique initial qui aurait pu guider la stratégie de mise en place des différents traitements. En résumé, ce type d’études reflète mieux les pratiques médicales qu’elles n’établissent une réelle supériorité d’un traitement par rapport à un autre. Ces résultats sont donc indicatifs et la preuve scientifique reste modeste. La réponse à cette question réclamerait la mise en place d’essais cliniques randomisant les différentes stratégies d’AAP chez ces patients.
*Pr Dominique STEPHAN, Guillaume BLANQUIER, Médecine vasculaire et hypertension artérielle, CHRU Strasbourg 67000.
Références
1.
Khan SZ, O'Brien-Irr MS, Fakhoury E, Montross B, Rivero M, Dosluoglu HH, Harris LM, Dryjski ML. P2Y12 Inhibitor Monotherapy is Associated with Superior Outcomes as Compared to Aspirin Monotherapy in Chronic Limb Threatening Ischemia - J Vasc Surg. 2022 Jun 13;S0741-5214(22)01628-7. doi: 10.1016/j.jvs.2022.04.047.
2.
Berger JS, Krantz MJ, Kittelson JM, Hiatt WR. Aspirin for the Prevention of Cardiovascular Events in Patients With Peripheral Artery Disease: A Meta-analysis of Randomized Trials. JAMA 2009;301:1909. https://doi.org/10.1001/jama.2009.623.
3.
Aboyans V, Ricco J-B, Bartelink M-LEL, Björck M, Brodmann M, Cohnert T, et al. Editor’s Choice – 2017 ESC Guidelines on the Diagnosis and Treatment of Peripheral Arterial Diseases, in collaboration with the European Society for Vascular Surgery (ESVS). Eur J Vasc Endovasc Surg 2018;55:305–68. https://doi.org/10.1016/j.ejvs.2017.07.018.
4.
Michael S Conte et al - Global vascular guidelines on the management of chronic limb-threatening ischemia. J Vasc Surg. 2019 ;69(6S):3S-125S.e40. doi: 10.1016/j.jvs.2019.02.016